Pistes de Roman, et Roman de pistes.
- I -
__" 'Il vaut mieux un coupable en liberté qu'un innocent en prison.'
C'est sur ce vieil adage juridique, et sur ce qu'il implique, que je voudrais vous parler aujourd'hui. Si l'on y réfléchit bien, il contient toute une réflexion sur la justice, le rôle qu'on lui donne, la pénalité. Car, que signifie-t-il ? Le rôle de notre droit, de notre système judiciaire, n'est donc pas d'arrêter les coupables pour les punir ou les empêcher de nuire. Il est d'abord et avant tout de protéger l'innocent de l'erreur judiciaire. Il ne fonctionne pas tant sur la recherche du coupable et de l'acte criminel, que sur l'évitement à tout prix, de l'erreur judiciaire. Il ne s'agit donc pas de savoir qui a commis, mais il s'agit surtout de ne pas incriminer indûment. Dans cette optique, s'il apparaît finalement un coupable, c'est parce qu'un seul ne parvient pas à rentrer -- où, devrais-je dire à re-rentrer -- dans le cercle des innocents. Car l'innocence est érigée aussi en état fondamental : au départ, nous sommes tous innocents, jusqu'à ce que nous ayons été déclarés coupables... Pour traduire ce propos ironiquement, j'aurais envie de dire que la question n'est pas << Mais qui a donc tué Harry ? >>, la question est plutôt << Qui ne peut pas ne pas avoir tué Harry ? >>. Excellence à cet égard du second degré Hitchcockien qui montre bien comme le schème classique du roman policier est pervers; c'est-à-dire à certains égards anti-démocratique car les personnages ne sont plus des innocents en acte, mais que tous sont des coupables en puissance. Agatha Christie n'a rien compris ... Le système judiciaire, ça n'a pas pour but de condamner le coupable, mais surtout d'éviter l'erreur judiciaire. "
Ainsi commençait la conférence donnée à l'Université de Nantes par l'éminent professeur de criminologie invité ce soir-là à évoquer pour tous les intéressés sa conception du droit, et du rôle des enquêtes.
Le lendemain matin, il reprenait tranquillement son train pour Paris.
29/04/01
- II -
" Garçon, une île flottante ! "
Non, il ne s'agit pas là d'un dessert à base de blanc d'oeuf monté en neige au-dessus d'un coulis, ou d'une crème anglaise. Il s'agit de l'image que présente un train entre deux gares. Dans chaque wagon sont des individus, unis seuls par un voyage silencieux. Le train est une île entre deux villes, que rien de semble unifier, si l'on est à l'intérieur. Seul le passage du contrôleur crée là une société, tous les regards convergeant, peu ou prou vers sa casquette étoilée. " Dieu meut le monde par le désir que les créatures ont de lui. " Là, c'est l'uniforme qui réunit le petit peuple divers de chaque wagon, rappelant par son intrusion l'existence d'un droit, d'un monde extérieur. Pour le reste, le train est une île flottante, où chacun s'occupe à son envie : lecture ou sommeil, travail ou jeux. Rien n'y appelle l'extérieur, que le passage bleuté de l'Uniforme. Pour le reste, l'île flotte entre deux ports d'ancrage où son fret se renouvelle par moitié, par tiers parfois.
Ainsi notre criminologue, en rail vers Paris, épluchait les journaux. Certains, de la région, évoquaient sa conférence ; petite satisfaction bien agréable à la Vanité. Mais, soudain, le train sembla piler ! Plutôt rare pour un TGV ! Dans le journal était évoqué le meurtre récent d'un professeur, meurtre qui avait défrayé la chronique, et dont on semblait tenir le coupable. Mais, sur la photo, là, ce visage ... Oui, aucun doute. C'était bien celui du jeune homme qui, dans l'assistance de la veille était intervenu pour couper le fil de la conférence en insistant :
__ " Et que se passe-t-il si tout indique quelqu'un comme coupable ? Sauriez-vous rechercher l'ombre d'un doute qui le disculpât, et si vous la trouvez, tout faire pour arrêter la machine ? Sauriez-vous même, dans la logique de votre exposé, arrêter toute autre activité pour arriver à prouver son innocence sans rechercher d'autre coupable ? "
J'étais frappé par la foudre, comme un arbre brutalement enraciné immuablement dans le sol, à l'intérieur de cette grande vitesse. A la gare suivante, je descendis et repartis pour Nantes. Il le fallait.
29/04/01
- III -
Avez-vous remarqué que, dans les romans policiers, ou fantastiques, c'est souvent, pour ne pas dire toujours, que les passages secrets sont dissimulés, ou ouverts lorsqu'on déplace quelques livres d'une bibliothèque ? Les bibliothèques, circoncis dans leurs rayonnage, semblent receler des espaces infinis. L'ouverture d'un livre dévoile tout un nouvel univers. Quand on fait pencher le bon bouquin, un mur qui tourne révèle un nouveau passage. Des milliers de bibliothèques de par le monde partagent cet unique privilège. Je me rappelle ainsi ce film ou un enfant ouvrant un livre magique se voyait, avec tout le monde environnant, transformé en dessin animé. Les multiples alvéoles de la Bibliothèque de Babel, chère à Jorge Luis BORGES, tiennent après tout dans les quelques lettres d'un alphabet, comme toute la numération (toutes les mathématiques) tiennent dans le choix d'un certain nombre de chiffres (au moins deux, pour les machines, qui prennent l'optique minimale). Lire, c'est s'évader, dira-t-on. Lire un journal d'actualité c'est, ça peut aussi être, s'enraciner instantanément, subitement. Mais tout livre qui se conserve, et qui dépasse l'instant (même le journal simple, s'il est de la veille) devient un passage secret, un pontife entre les hommes et leur histoire, entre les hommes et un fait. A chaque fois, la bibliothèque est un nouvel univers ; pas seulement l'univers intérieur d'un homme si elle est individuelle, car son univers intérieur ne peut guère comprendre que ce qu'il a lu et compris, et le peu qu'il en a retenu et assimilé. Non, plus encore que cela, la bibliothèque présente quelques pistes d'ouverture, que son propriétaire aura voulu s'offrir. Et la bibliothèque communautaire, collective ? Elle est comme le réseau routier que chacun peut à loisir emprunter avec ses collisions, ses accidents, ses victimes. ( __ Mais non, ce livre est sorti... Ah, celui-là est déchiré.) Et celle d'un professeur, elle est aussi le témoignage d'un public, d'une publicité, souhaitée pour telle route ou tel chemin; d'une disponibilité; mais d'une disponibilité qui passerait par l'étroit truchement d'une main prêteuse. Alors que la bibliothèque collective, comme le grand réseau mondial -- www -- prétend sinon offrir la totalité, du moins la profusion des tous et pour tous. La bibliothèque, en tous, cas, est oeuvre ouverte, ou bien le devient quand on ouvre, et dès qu'on choisit. Rien n'est plus idiot que des rayons que rien ni personne n'explore plus.
Ainsi pensai-je en m'apprêtant à visiter la bibliothèque de ce professeur, tué dernièrement, et du meurtre duquel mon perturbateur essuyait la suspicion.
29/04/01
- IV -
Vide ! La bibliothèque était vide ! Ses rayonnages s'étalaient, imbéciles, sans rien qui les remplît. L'ordonnancement impeccable des planches avait remplacé cet entrelacs de chicanes , cette succession de passages secrets que j'étais tellement habitué à pressentir derrière les bibliothèques. Comme un souffle qui d'un coup, vide une poitrine, je restai un instant interdit face à cet acajou dont la teinte uniforme avait pris la place de la succession multicolore et souvent inégale des reliures accumulées. Pas même un grain de poussière ou un voile terne qui eût pu suggérer l'ancien remplissage de ces étagères. Tout était impeccable. Une femme de ménage avait du passer par là, et un exécuteur testamentaire. A l'instar de ce mur, l'ensemble du bureau était impeccable. Dans le couloir, j'avisai une dame passant la serpillière, et lui demandai si elle pouvait me renseigner. Les livres trouvés dans le bureau et qui appartenaient à la bibliothèque universitaire avaient été rendus à celle-ci. Quant aux autres, un membre de la famille proche les avait remportés, le matin même, dans force cartons et boites, avant d'en établir le partage entre les légataires. Un chiffon encaustiqué avait fait le reste.
"Et mes livres et mes images,
On peut les disperser au vent ... "
Instinctivement, ces vers de Robert BRASILLACH me revinrent en mémoire. Ainsi, quand on part, tout ce qui semblait nous rattacher si fermement à la vie, dans son évidence matérielle, disparaît-il en un éclair. Mais, foin de romantisme ! Il me tardait d'en savoir davantage. Deux pistes s'offraient donc à moi : la bibliothèque universitaire ou bien la demande de consulter les ouvrages repris par les ayant-droit. Avant toute chose, je décidait toutefois de jeter un dernier coup d'oeil dans le bureau-chambre-bibliothèque de la victime. Il y avait peut-être autre chose à en tirer que la stupidité amorphe et plate du fond ambré des étagères. Entre le bureau, la table, le lit et la petite kitchenette, j'essayai d'imaginer ce qu'était la vie de l'ex-professeur, lorsque, à la fin de la journée, il retrouvait son antre. La lecture devait occuper une la majeure partie de son temps car ni antenne de télévision, ni poste de radio n'avait laissé là de marque ; non plus que la moindre trace d'équipement informatique. Je me pénétrai toutefois de l'organisation de la pièce, en en retenant les dispositions des ameublemements. Il est toujours plus facile d'imaginer la vie d'un fauve lorsqu'on connaît son cadre naturel.
N'empêche. Si la lecture ou la méditation occupaient la majeure partie de mon homme, il me fallait quand même courir derrière ce qu'étaient ces pensées.
01/05/03
- V -
" Un homme qui meurt, c'est une bibliothèque qui disparaît " dit, paraît-il un proverbe africain. Mon affaire semblait me placer malicieusement devant la réalité de cet adage populaire.
Africain ? C'est ce que j'avais retenu et cela donne à cette affirmation un côté originel pour l'humanité. Il est ainsi souvent tentant d'associer l'exotisme à cette sorte d'aphorisme pour faire accroire à leur profondeur : si ces pensées viennent de loin, dans l'espace et le temps, c'est qu'elles sont vraiment importantes pour être parvenues jusqu'à nous. Toutes les religions, et surtout toutes les sectes se réfèrent ainsi à des textes d'une ancienneté mathusalémienne, et dune provenance très lointaine. Curieux aussi que ce genre de citation, issue d'un monde originel, donc primordial, semble introduire une parole qu'on voudrait péremptoire, née d'un monde oral, et portant sur les écrits. Si ce proverbe existe réellement, tout se passe comme s'il devait être un de es entre-deux, comme s'il n'avait pu apparaître qu'à la jonction de la parole et de l'écrit. Mais que pouvais-je tirer de ces rayonnages ?
A revenir sur ce proverbe... C'est un lieu commun que de dire que toute oeuvre d'art est une rencontre. Un livre, ou une autre uvre. Une rencontre entre son auteur et son consommateur (ou contemplateur) ; c'est là le premier sens qui saute aux idées. Mais la maxime ci-dessus introduit comme un troisième larron : l'auditeur. Celui auquel on parle de l'oeuvre, celui à qui on la raconte. Et la rencontre fondamentale, ce serait celle-là. Une bibliothèque qui disparaît. Comme si tout livre n'était finalement écrit que pour être raconté. Le retour de l'écrit à l'oral. Est-ce toujours une régression ? Une régression est-elle jamais possible ? Le temps est irréversible... Et, à vrai dire, plus une uvre semble importante, mois il y a de gens qui l'aient vraiment lue en totalité. Ainsi la Bible, le Coran. Rares sont ceux qui les ont lus en entier. Quoique, pour le Coran.. Plus p^près de nous, qui a lu la totalité des "Misérables" de Victor HUGO, de la première à la dernière lettre ? Personne ou quasiment. Mais tout le monde connaît Jean VALJAN, JAVERT ou Marius.
"Une bibliothèque qui meurt..." Dans ses rayons stériles, il semblait que c'étaient non les livres aux-mêmes qui manquaient, ni la personne qui les racontait, mais surtout celle(s) qui les écoutai(en)t raconter. Ces inconnus par le vent dispersés. C'est l'un d'entre eux sans doute qui avait tué. Et on en avait perdu la trace, comme fatalement. Par l'accomplissement bête de formalités usuelles : préparer la succession, rendre les livres à l'Université. Rites ou mouvements automatiques mais qui provoquaient l'ablation de la mémoire. Tout rite religieux se veut mémorisation, mais tout rite semble plutôt être comme une dernier mot, comme celui qui abolirait la mémoire. Un rite, c'est le retour organisé à l'animalité, une régression comme l'écrit à l'oral. Comme un livre écrit à la première personne qui introduit une fallacieuse identité entre les deux. Comme un retour au sein maternel.
L'exploration des rayonnages ne m'apprit rien de plus. Si. Il restait sur la tranche des planches des traces de lettres ; l'ébauche d'une classification alphabétique dont le propriétaire défunt avait gratifié son fond livresque. Des lettres hébraïques : yod, hé, vaw, puis hé ; des lettres latines H, J et K; un Bêta grec. Le professeur disparu semblait spécialiste de langues anciennes.
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02/05/03
- VI -
En découvrant ces lettres, un fou-rire me vint. Bien sûr, les lettres hébraïques formaient le tétragramme sacré, imprononçable ; le nom du Très-Haut. Et j'essayais de remplir les blancs.
A me croire dans une aventure de Schlomo COHEN, égaré ! Les vocalisations manquaient. Comme dans le lipogramme Pérecquien où l'approche de l'infini, du " disparu ", met fin à toutes les vies, ramène l'existence à l'essence. (Allez donc, et c'est le E qui manque : NECESSE EST !) Je courais aussi derrière un disparu. je décidai d'une visite à la bibliothèque de l'Université. Peut-être les livres récupérés n'avaient-ils pas encore été remis en place, n'avaient-ils pas encore retrouvé leur classification mortifère.
De fait, lorsque j'arrivai à la bibliothèque, les ouvrages récupérés par la bibliothèque dans le bureau de l'ancien professeur étaient encore, pèle-mêle, sur un chariot à roulettes, attendant qu'on voulût bien leur rendre leur place, anonyme, dans le puzzle profus de la bibliothèque. Par rapport à la bibliothèque individuelle, celle de l'Université offrait le spectacle non d'un choix personnel, mais de l'illusion d'une totalité. L'idéal en serait alors la bibliothèque de Babel (ou bien la mémoire de FUNES, métaphore de l'inconscient) chez BORGES. Les ouvrages de mon professeur étaient rentrés dans les murs de la bibliothèque, mais restés à part.
On se souvenait encore de lui et les documentalistes en parlaient comme d'un homme assez secret quant à ses goûts livresques mais toujours avide de faire partager à ses étudiants, et tout à fait sympathique dans la vie courante.
L'image de ce chariot resté à côté des autres livres me restait dans les pensées. Mis à part. Étymologiquement, je crois que c'est là le premier sens de la Sainteté. Être mis à part. En tous cas, c'est ainsi que cette idée apparaît fortement dans l'Ancien Testament : Israël est l'Élu, l'Aimé de Dieu ; celui qui, de la grande famille des peules a été mis à part. De même, tant que ses livres seraient à part, on se rappellerait de ce professeur. Il avait son temps de Sainteté provisoire. Nous l'avons tous, avant que les pensées de la Vie ne reprennent le pas sur le deuil,
que la vie ne reprenne ses droits. Quand on nous porte en terre, nous avons une place à part dans le cimetière : un trou au lieu d'une pierre. Quand le trou se referme, nous sommes dans l'oubli de la terre. Quand les livres seront revenus à leur place, que restera-t-il du disparu, de ce que lui avait canonisé en l'arrachant à la profusion de la bibliothèque ? Que restera-t-il de ses goûts, de ses envies ?
Tout retournerait à l'anonymat du rite de la classification. A chaque livre son numéro. Et cela par un procédé tout bête. La classification, nouvelle ritualisation. Curieux comme la ritualisation clôt la mémoire. Tout le contenu d'un livre peut se réduire à son numéro, et pourtant ce numéro appelle un livre unique. Personne ne peut lire la bibliothèque, mais on peut en énoncer tous les livres par ce procédé de numérotation. Un ami mathématicien m'avait évoqué cela comme un passage au logarithme. Au lieu de coder, de désigner un livre en le racontant, on lui donne un numéro, ce qui réduit l'appel de son contenu à quelques chiffres. La ritualisation, c'est le passage au logarithme de vie. L'oubli, c'est cela. Toutes les bibliothèques du monde sont classées par un maximum de vingt chiffres. Donc, en vingt caractères, nous avons l'ensemble de ce qui est écrit dans l'ensemble de l'Humanité. Il y a là un double logarithme : le livre a une classification, la classification a ses vingt chiffres... Et que fait-on si le livre nous plaît : nous le racontons, nous l'exposons, c'est-à-dire que nous faisons l'opération inverse du passage au logarithme. Nous exposons. Exponentiation.
Je me penchai sur le chariot : le premier livre qui me tomba entre les mains fut " L'insoutenable légèreté de l'être " de Milan KUNDERA.
05/05/01
- VII -
" Que reste-t-il de (...) ?" [Le nom m'échappe] "Après un long voyage, le retour(...) Le kitsch, c'est la station de correspondance entre l'être et l'oubli."
KUNDERA semblait répondre à mes propres méditations. Ce que j'appelais Sainteté, lui le dénommait, le dénonçait : "kitsch" ! Ce qui paraît insoutenable dans la légèreté de l'être, c'est le passage obligé par une mémoire fallacieuse. Peut-être le kitsch habité d'Espérance s'appelle-t-il Sainteté. Cela veut alors dire qu'il est un lieu, un endroit -- ou une personne-- dans laquelle les mensonges, les incommunicabilités sont tous dénoués. Le point de vue de l'Auteur chez KUNDERA, qui est aussi celui du lecteur, offre encore ce regard synthétique. Mais dans nos vies, y a-t-il un tel point de vue ? Si Dieu existe, peut-être. En tous cas il est bien silencieux. Taciturne comme un oubli. Existe-t-il alors une véritable mémoire ? Une histoire est-elle possible ? Déchirure ultime, non d'un voile, mais destruction totale de la possibilité d'une telle mémoire, KUNDERA porte en lui le souvenir brûlant de l'écrasement du printemps de Prague, dont les espoirs furent si vite retournés en impulsions de méchanceté. Alors, effort de mémoire ? Ne livre-t-on que le rire et l'oubli ?
Par rapport à l'holocauste, qui est un peu aujourd'hui comme le mythe fondateur de notre droit et de notre politique internationale, on présente sans arrêt l'effort de mémoire. Non pas la mémoire elle-même qui serait figée, immobile. Mais la mémoire comme effort constant, recréé à chaque instant, renouvelé sans cesse. Ainsi que la circoncision marque en chaque nouveau-né l'indélébile de l'Élection d'Israël au passage de la mer Rouge. Il n'empêche. On ne sait que ce dont on se rappelle. L'oubli a cette puissance grandiose que, par définition, on ne sait pas ce que l'on oublie. Toute mémoire n'est jamais qu'un îlot au milieu de tant d'oublis. Elle est comme dessinée, structurée d'oublis. Alors, devant cette constatation inévitable, l'homme revient au sens commun : "La Terre ne ment pas...etc..." Elle se souvient. Comme si seul l'Être-là, l'existence des choses et des souvenirs était le dernier garant du non-oubli. La circoncision fait de la mémoire une trace sur la chair ; donc l'existentialise. Dualité de la théologie qui balance entre l'historicisme, l'existentialisme de Paul de Tarse, citoyen Romain de formation, et le gnosticisme de Jean, davantage platonicien et helléniste.
Je regardai de nouveau le chariot portant les derniers livres du professeur assassiné. Impossible de les mettre dans leur ordre et à leurs places d'origine. On n'avait plus là qu'un "kit" de souvenirs. Et qui dit kit dit aussi bien kitsch. J'étais prévenu par le premier ouvrage sur lequel mes yeux étaient tombés. Prévenu, mais néanmoins résolu à faire effort, et même à placer cet effort au-dessus de tout autre, pour une conviction : la Justice a pour but d'éviter la condamnation d'un innocent. Si la moindre trace, ou si l'ombre d'un doute subsistait ou ressortait de l'oubli, toute condamnation devenait inique et toute la justice devenait inutile. Ce faisant, peut-être provoquerais-je d'autres oublis, plus graves encore. Qu'à cela ne tienne. Pour peu que tous ces oublis dont je serais l'instigateur ne fussent pas facteurs de nouvelles injustices. Mais était-ce possible ?Allons, les faits, du moins ont été ! Nécessité de l'Habeas Corpus qui voudrait nous prémunir contre toute erreur. Mais, était-ce possible ? Ou bien l'erreur, l'oubli, ne ont-elles pas les conditions mêmes de nos pensées ? Malgré tout, il me fallait poursuivre, simplement, parce que, charnellement, viscéralement, j'en avais envie. Je me penchai de nouveau sur ce chariot, d'où je retirai un éminent triptyque : la Torah, la Bible, le Coran. Les trois livres, ou peut-être LE LIVRE de l'histoire de l'Humanité.
09/05/01
- VIII -
Le LIVRE ? D'autres existaient. Et pourquoi ne pas rajouter la "Baghavad Gita", le "Kama Sutra", le "Ainsi parlait Zarathoustra" de Nietzsche ? Que d'oublis là encore. Mais j'avais entre les mains les trois ouvrages sans doute les plus redoutés de l'histoire de l'Homme. Trois livres, et au moins trois clés de lecture. Les trois religions dites du livre donnent à leurs lectures des formes si différentes qu'il semble absurde de les regrouper sous cette unique appellation. Il faudrait plusieurs mots pour désigner les livres, suivant la lecture qu'on en fait. Ceux qui passent dans notre vie sont aussi différents que l'usage qu'on en fait. Lu une fois, lu et relu, lu et oublié, lu et analysé etc.
La TORAH hébraïque, dont le nom dérive du verbe signifiant enseigner, instruire et qu'une traduction grecque a fait malencontreusement rendre par 'loi', laissant penser que le corpus de la TORAH était essentiellement juridique. Non. Le côté juridique, s'il existe, est relativement mineur. Le terme de TORAH désigne aussi deux choses différentes, suivant son contexte : soit les cinq livres du Pentateuque, dont la tradition attribue la rédaction à MOÏSE, soit la totalité des vingt-quatre livres du canon juif, supposés tous inspirés par l'Esprit de Sainteté, et dont les inspirations sont ordonnées suivant trois degrés différents. Ainsi le livre de Jérémie est-il réputé prophétique (2ème degré de Sainteté) tandis que celui des Lamentations est l'oeuvre personnelle d'un auteur inspiré, et est donc inspiré à ce titre, mais n'est pas prophétique. Qu'est ce alors que la TORAH ? Pour le peuple d'Israël, l'événement fondateur, celui où Dieu choisit son peuple et le déclare comme Saint, c'est le Passage de la Mer Rouge. Israël est séparé des autres peuples par une protection particulière contre les eaux adverses de la Mer. Les conséquences métaphysiques de cette conception sont incroyables. Tout d'abord, elle définit un élément singulier dans l'Histoire. Un élément unique. Le temps n'est donc plus pensable comme cyclique; et la possibilité de l'Histoire commence. Cette Histoire donne la notion d'un temps linéaire. Elle exige, pour la tradition, le passage par une chaîne de témoins. Rétrospectivement, elle définit une alliance particulière du Très-Haut avec les Hommes, et cette alliance particulière doit venir d'une alliance plus indifférenciée qui est d'abord celle d'Abraham, celle de Noë, et ultimement celle de la Création, en deçà de laquelle il ne pouvait y avoir que le Tohu-Bohu. Et toute la Bible ne peut donc parler que du monde créé, c'est pourquoi la première lettre de la TORAH est un B, un BETH, c'est-à-dire la seconde lettre de l'alphabet. On ne parlera pas de ce qu'il y avait avant. Autrement dit, la TORAH ne fait pas de métaphysique, elle ne parle que du CREE (et non pas de la Création).
Par ailleurs, dans la description même ce cet événement fondateur qu'est le Passage de la Mer Rouge (Exode XIV) deux récits contradictoires sont superposés (la mer est soit chassée par un fort vent, soit elle forme deux murailles autour d'Israël qui la traverse.). De même, deux récits contradictoires dans leur interprétation racontent l'Histoire de la Tour de Babel, qui montrent la diversité des peuples à la fois comme une bénédiction et une malédiction. Ces contradiction ne rendent pas la TORAH nulle, comme pourrait le croire un esprit Cartésien. Au contraire, elles déterminent ce que devrait être l'utilisation de la TORAH : un enseignement construit à partir du texte par des interprétations qui peuvent être aussi diverses, profuses et contradictoires que possible. Mais qui apportent un sens à nos expériences humaines. La TORAH n'est pas un texte unificateur, elle est la racine de multiples interprétations partant dans des directions toutes différentes. Le paysage offert par la Religion Juive du Livre est ainsi comme un buisson sans tronc aérien, et dont les branches s'étalent partout dans l'Espace. C'est d'ailleurs amusant de remarquer combien l'humour juif ressort de ce procédé : une question posée par un rabbin à un jeune converti, à trois reprises, va avoir trois réponses différentes et contradictoires. Alors Sainteté et Kitsch ? La Vérité existe-t-elle et n'existe-t-elle pas ? Qu'est ce que je cherche dans mes investigations ? Qu'est ce que je trouve ? Et ne trouve pas ?
17/05/01