HISTOIRE IMAGINAIRE DE LA LITTERATURE BRETONNE
'Heb-rann ar Red hepken,
Ankou, Tad an Anken,
Netra kent, Netra ken.''
Le Barzaz Breizh
Ici, commence l'orgueil des flots.
Ici s'arrêteront nos pas.
Las, ployant, sous nos bâts,
Usés, courbés par les ans,
Brûlés des feux incessants,
Du Levant, du Midi, du Ponant,
Os cassés sous nos ballots.
Enfin, voilà notre dépôt.
La lèvre d'écume a clos notre chemin,
Le feu es cieux même en son sein,
engloutit son orgueil quotidien,
puisque voilà la fin.
C'est aux portes du trépas, où disparaît l'astre chaque jour, que naît le mystère de nos complaintes. Certains que la mer est sans lendemain, que la vie porte à sa fin. Nos bateaux visitent les demain, où les bardes marchent sans fin. Le jour porte à la mer, et la terre porte
à la nuit. Ainsi va le cercle de la nécessité, où nous nous sommes placés. Lisière infiniment craquelée. Dans le cycle de ses renaissances, et le cercle de ses disparitions, nous avons bâti nos huttes et planté nos jardins. Sûrs qu'ici vivants et morts, passé et futur, rêve et monde, ne seront plus qu'un. Nous évoquerons mamm-goz, assise au coin du feu, pieds nus dans cette terre, qui entendit le char de la Nécessité roulant les cailloux du chemin creux, et qui racontait l'éternité. Et l'infâme privilège de l'eau salée, d'avaler tout jeunes, ceux-là qui trop avant allèrent, profanateurs de son règne, aux risques et fortunes de la mer. C'est ici que rien ne s'oublie. Si le sac est posé, c'est d'un autre fardeau que nos épaules ont endossé. La raison ici se perd, point la mémoire.
De tout ce qui fut, de ce qui a été.
Refusant le mirage des nouveautés, le pluriel des mondes explosés.
Si nos rivières vont, c'est toujours à l'océan.
La flèche qui file n'atteint pas le temps.
Où chaque cercle croise morts et vivants,
dénudant Réalité de son infâme chatoiement.
Ce que tu fus, n'est déjà que ce que tu seras.
Ton présent est l'absence de ton absence.
Quand tu te retournes, il est néant.
Dans ton regard, il y a, derrière, ce que tu ne vois pas.
Dans ta vie, il y a le souvenir que tu auras.
Quand la nuit défait les costumes du jour, que crois-tu qu'il vient ?
Dans la mer en sombrant, l'abîme emplit le firmament.
Feux follets, farfadets et lutins, révèrent leur trésor, sans compte au margoulin.
Ce n'est pas l'attente du matin qui accouche les rêves, ce sont les rêves qui oublient les matins.
Nous sommes au bout du bout de la terre, où tout chemin touche à sa fin.
Ici nous vivons, nos pas sont les chants de ces vagues aiguës sur la terre charnue.
Nos dentelles chantent la mer frisée sur les écueils, et nos jours dessinent cette lisière invisible et charmante, immobile et changeante.
Nous sommes au bout du bout de la terre, où tout chemin touche à sa fin.
Toujours en partance pourtant, comme une houle infatigable.
La tristesse ici sera gaie,
Le souvenir sera l'instant
Nostalgie sera naissance,
Et nous serons leurs farfadets.
Mais étudions de plus près la littérature druidique de ce temps-là.
"Quand le monde n'avait pas de lumière,
Je cherchais.
Quand la nuit s'étendait sur la terre,
Je scrutais.
Quand l'instant régnait sans mystère,
J'écoutais.
Quand le monde jaillit du néant,
J'observai,
Quand le feu resplendit de partout,
Je méditai,
Que les choses naissaient à mes bouts,
Je rêvais,
Que chantaient les vagues dans le vent,
Je voguais,
et que le sang palpita dans nos mains,
nous marchions. "
On voit par ici la fusion opérée dans cette grandiose mythologie, entre mouvement et instant. Là où l'acte technique même, envisagé comme partie d'un grand tout, participe, non d'une construction mais d'une immutabilité. Le temps reste encore fermé quand il est envisagé, dévisagé dans l'englobant du regard druidique. Les vues et les vicissitudes des vies humaines sont des événements réels mais dont la vérité dans l'être n'existe que parcequ'ils s'insèrent dans le Tout. Le regard, l'oeil du druide, ou du magicien, tels qu'ils surgissent parfois dans les légendes, sont ce qui rend à l'apparente contingence de notre être la rassurante solidité du destin. Le druide et, dans une optique initiatique un peu plus prime, le barde, sont des personnes exceptionnelles, des pontifes car ils saisissent toute la normalité des choses.
"Qui diable eut la mortelle idée,
De mettre la vie en mesures sévères,
De faire le labeur de jour, le sommeil de nuit,
De passer le temps,
Quand celui-ci nous dépasse ?"
Ces vers du barde Glennmor, transmis peut-être de lointaine mémoire sont marque de ces visions. Le soldat, le combattant, aussi élevés soient-ils, ne sont qu'une partie même de ces aléas que la vie pousse à leur terme.
Le temps est fait des vagues de la mer. Jamais pareilles, jamais immobiles, mais toujours recommencées. La trace de l'Existant sempiternel, est dans la Terre qui s'éloigne le plus de l'eau ; c'est-à-dire dans celle qui s'écoule le moins : dans la pierre la plus dure, la plus pure; dans l'acier le infrangible, dont les menhirs, ou les métaux nous fournissent enfin la trace. La Pierre philosophale est la semence de l'Être, la graine. C'est l'atome. Trop petite pour être coupée, ou touchée, pour être pensée et qui rassemble (et non pas seulement symbolise) en elle seule le Monde en entier. C'est pourquoi tout ce qu'elle touche est rendu à l'être propre et à son immutabilité profonde.
" Et où la Pierre se cache-t-elle?
Aux tréfonds de la terre,
Au fin fond de la mer,
Au sommet du regard des Dieux."
Si tout ce que touche la Pierre est rendu à son immutabilité profonde, alors, puisque le monde est monde, et que le temps s'écoule, rien d'ici ne peut la toucher sans disparaître à nos yeux, sans être rendu à l'autre Monde. La Pierre est forcément intouchable. [Noli me tangere !] Elle n'interagit avec nous que dans les transformations qu'elle provoque. De la Pierre, on passe au temps, donc à l'eau. Tout ce qui la touche se brûle à sa flamme. Le druide devient étincelle s'il l'embrasse. Qui m'embrasse, s'embrase !
Dans ses études sur les sociétés indo-européennes, G. Dumézil a pu montrer l'existence d'une triade : prêtre, soldat, ouvrier, retrouvée jusque dans le système des castes indiennes, ou dans les développement des voies dans les arts martiaux ou artisanaux en Orient-Extrême. Dans l'englobement de l'être qui subsume cette trinité, en en respirant les échanges, il faut encore relire les oeuvres archaïques correspondant à cette époque. Même si l'écriture est l'oeuvre du barde, et que le barde est le premier échelon de l'initiation druidique. Le barde est l'homme qui écrit, ou plutôt cherche. Un druide est un barde qui n'a plus besoin d'écrire, suffisamment avancé pour ne plus recevoir et donner les secrets du monde que de bouche à oreille.
Druide, soldat, ouvrier, chacun des trois officiants suit une route vers l'Être. Celle du sacerdoce est la plus enveloppante, la plus haute ; mais toutes visent le même horizon.
Le soldat est celui qui touche le feu et dont le combat ne vise qu'à éloigner tout ce qui empêche de retrouver la solide pérennité de l'Être. Il est à la frange de l'Être et du temps. Le feu est donc son quotidien et sa terreur. L'Être contre le temps est sa réalité.
L'ouvrier entretient un autre rapport de l'Être au Temps. Il et celui, non pas qui exclut et combat le temps pour gagner l'Être, mais qui dans le temps même fait apparaître l'éclosion de l'Être. A ce titre, il est le fécond. L'Être dans le temps est sa réalité.
Le Druide est lui plongé dans l'être du temps, c'est-à-dire dans le non-temps de l'Être.
"Ce qui a été, cela sera,
Et tout ce qui s'est fait, se refera."
"Rak Petra e oa, adarr'e vo ;
hag petra aet, adch'revo."
C'est à l'intérieur de ces différentes grilles de lectures métaphysiques et mythologiques, qu'on peut comprendre les oeuvres de ce temps-là. Remarquons aussi qu'à ce point, l'office séminal du temps, sa fécondité n'apparaissent que fort peu. C'est bien plus tard que l'engendrement et la semence viendront compléter, (ou devrais-je dire habiter ?) cette métaphysique.